Une des rares fois où
j’ai vu mon père, cet éternel optimiste, manifestement déçu, fut à la place
Syntagma. Il venait de retrouver, 30 ans après, son amour de jeunesse, le
pays où il avait passé de longs mois de
vacances à dormir sur la plage et à sillonner les îles avec un sac à dos. Il
voulait nous montrer les terrasses où il avait passé ses après-midi d’été à
boire de l’ouzo plongé dans des fauteuils en osier. En arrivant, la place était
toujours là, le parlement était toujours là, les soldats avec leurs pompons
ridicules étaient toujours là, mais les fauteuils en osier avaient été
remplacés par les chaises en plastique du Mac Do, du Dunkin Donuts et du Haggen
Hatz.
Avouons-le, au-delà
des réussites et des échecs de ces quatre jours et de leur indéniable effet
marketing, le 12m15m (le nom übercool que l’on a donné aux festivités et aux
actions qui ont accompagné le premier anniversaire du 15 M) est déjà
imprégné de nostalgie et de l’impossibilité tragique de faire revivre le passé.
La raison est très
simple. Certes, le 15 M de la première étape, celle d’acampadabcn et
acampadaSol, était puérile et peu opératoire. Certes, la fin, après deux mois,
frôlait le pathétique, avec les punks à chiens et les clodos et une expulsion que
personne de sensé a condamné. Mais avec le recul, putain ce que c’était bien.
Le mouvement a profité d’un moment d’extrême faiblesse du gouvernement
socialiste pour faire à peu près ce qu’il voulait. En quelques semaines, ils
auront tout essayé, et c’était là sa force : il n’y avait pas de scénario
écrit. Il était imprévisible, il fallait suivre au jour le jour la tension des
forces qui le composaient pour le comprendre, on savait jamais ce qui allait se
passer le lendemain.
Un an après, les actes successifs de la pièce qu’ils nous ont joué étaient prévisibles du début jusqu’à la fin. Les indignés sont désormais majeurs : ils ont rejoint tous les autres acteurs politiques dans ce mauvais feuilleton bourré de clichés qu’est la vie politique.
Ça a donc commencé
par une grande manifestation. Voici les dangereux radicaux antisystème qui m’ont
accompagné (ou d’après une ministre, les assistés qui ont plongé le pays et qui
maintenant manifestent) : une avocate à succès, un ingénieur en
télécommunications et un professeur.
On prend un coup de
vieux en regardant autour, et nos vielles jambes supportent mal les plus de trois
heures de marche. En arrivant à Place Catalogne quatre heures après, le cœur n’y
est plus. C’est pourtant l’heure de la grande messe : le retour triomphant
des indignés ne pouvait se faire sans une assemblée populaire. Peu importe qu’une
assemblée à plusieurs milliers ne soit pas le comble du pratique. La fonction n’est
évidemment pas décisionnelle (ça fait longtemps que les décisions se prennent
ailleurs). Elle est surtout symbolique et informative, il faut expliquer aux
sympathisants ce qu’on leur a concocté pour les prochains jours. Quand on
commence à rappeler la liturgie canonique des assemblées, nous nous éclipsons.
La nuit, j’y retourne
quand même. C’est le moment club social, on est certain de retrouver des gens,
et en plus, c’est sûr qu’il y aura la moitié de toute la mouvance transpédégouines-panthères
roses. Je finis par papoter assis par terre et j’apprends que ma conception de
la vie est celle d’un chemin plat et goudronné, où tout est à portée de main,
et où tout le monde est prêt à m’aider à parvenir à mes objectifs. Pas faux. Sinon,
je suis un peu déçu. Elles sont où ces commissions et ces groupes de travail
qui restaient à parler de politique, à refaire le monde et planifier des
actions jusqu’à deux ou trois heures du matin ?
Le lendemain, c’est dimanche, on est sur Place Catalogne, haut lieu de promenade dominicale pour familles et couples de papys, les indignés se doivent de se montrer sous leur jour le plus respectable. Sous les tentes, les iaioflautas distribuent des beaux dépliants aux passants. Ah, les iaioflautas ! Contraction de iaio (papy) et de perroflauta (punk à chien), c’est l’énième trouvaille médiatique du 15M (toujours à l’aise avec la com übercool), un groupe de vieux qu’on met toujours en première ligne et qu’on envoie faire des actions un peu partout, banques, tribunaux, hôpitaux, etc.
Le programme de la journée présente les horaires de réunion des différentes commissions. Mais première surprise : à côté des horaires on voit le nom d’une sorte de conférencier, avec ses galons d’autorité (des profs, des profs et des profs, vous l’avez deviné). Je m’approche à la commission éducation et mes soupçons sont confirmés : la parole horizontale, plurielle et complètement destructurée de l’année dernière a laissé la place à une parole quasi monopolisée par un spécialiste. Mais il faut avouer qu’il parle bien, que c’est intéressant et qu’il interpelle bien les passants. Et surtout que, dès qu’il finit son discours et cède la parole, ça devient chiant à mourir et je finis par me casser. De toute façon je n’ai jamais été très parole plurielle intelligence collective moi.
Deuxième entorse à l’horizontalité,
les spécialistes sont malgré tout hiérarchisés. Et à 17 h il y a une des stars médiatiques
du 15M qui parle, l’économiste Arcadi Oliveres, professeur à l’université
et le genre de mec à ne pas rater un seul congrès d’ATTAC. Dans une ambiance
caméras de télé et micros radio et devant plusieurs centaines d’adorateurs,
dont pas mal de passants surpris, il vient nous parler de l’audit citoyen de la
dette. J’ai pas tout compris mais en gros, la partie de la dette qui ne serait
pas légitime, faut pas la payer.
Bref, vous l’aurez
compris, le but de l’opération de ces journée n’est vraiment plus de faire
émerger des idées (d’où la perte totale de spontanéité) mais de se donner une
légitimité en se défendant des critiques de stérilité et en affichant le travail
accompli, théorique et pratique. Or je crains que le sacrifice de la
spontanéité au profit d’une éventuelle aura de respectabilité (qu’ils auront
bien du mal à se donner) ne soit pas une
impasse…