A première vue.
Cet homme raconte à qui veut bien l'entendre que son bébé est mort, en 1987, à la maternité. Et que malgré leur détresse, sa femme et lui n'ont jamais pu voir le corps de leur enfant. Expédié à la fosse commune directement, selon la sage-femme. Blessure aussi cruelle qu'irréparable. Et aujourd'hui, alors qu'il voulait récupérer les ossements, il a trouvé une tombe vide.
Cette scène se passe chez nos voisins espagnols, donc. Ce pays qui nous est si familier. Ce pays dont on connait plus ou moins l'histoire, notamment Franco.
Quel est le rapport entre Franco et le vieil homme au cimetière me direz-vous? Il y en a pourtant bien un.
Et lorsque les langues se délient, nombreux sont ceux qui, parfois 30 ou 40 ans après avoir été traités de fous, après avoir été fermement invités à se taire, alors ramenés à leur condition de miséreux sans instruction, finissent par retrouver un peu de courage pour partager leur tragique expérience.
Oui, effectivement, la mère de Carmen, à Girona, se souvient avoir donné naissance à une petite fille en pleine forme; pourtant on lui a annoncé que son enfant était décédée. Mais à cette époque, on ne faisait pas trop de bruit et l'on enfouissait sa douleur au plus profond de son être, quitte à en mourir de chagrin.
A Bilbao, Pilar regrette toujours autant de n'avoir pas pu voir la dépouille de son fils. On lui a amené un cercueil fortement scellé; elle n'a pas eu le droit de l'ouvrir. L’hôpital aurait réglé les frais d'inhumation afin de leur éviter cette peine.
Et que penser de cet homme qui apprend, alors que son père est mourant, qu'il ne peut être son donneur car il n'est pas son fils biologique?
Et c'est ainsi que de fil en aiguille, de ville en ville, la parole revient, et avec elle la mémoire. Les détails occultés se font soudain prépondérants, cruciaux. Peu à peu, des gymnases et salles de fêtes s'emplissent de personnes endeuillées, qui relatent avec une étrange similitude leurs douloureuses expériences.
Alors pourquoi cette convergence de récits à travers le pays, a priori isolés et naturels? Maintenant nous savons.
Aux prémices de la dictature franquiste, lors de la défaite républicaine de 1939, l’enlèvement de bébés était un outil de répression, mais surtout un moyen redoutablement efficace qui avait été imaginé pour épurer la race espagnole qui, selon Antonio Vallejo-Nájera, alors psychiatre militaire au service de Franco, était menacé de dégénérescence.
Après la victoire des franquistes, il a fallu séparer les prisonnières républicaines de leurs enfants. Et ce, pour éviter la transmission du "gène marxiste". La machine était bien huilée et ces actes monstrueux, vite théorisés par le Dr Vallejo-Najera.
Et lorsque les enfants des prisonnières ont commencé à manquer, les bons soldats du régime se sont rendus dans les maternités où accouchaient des épouses de prisonniers ou d’ex-prisonnières politiques pour leur retirer leurs nouveaux-nés dans le plus grand secret. On les adoptait illégalement, sous couvert de stratagèmes administratifs et religieux. On évitait ainsi que se propage la "vermine rouge".
Les républicains et anarchistes étaient dépossédés de leurs enfants, sans le savoir, puis ces derniers étaient confiés à d'honorables familles franquistes, voire à des orphelinats. Cela a aussi été étendu aux enfants plus âgés.
Confier n'est cependant et objectivement pas le terme le mieux choisi puisqu'un témoin rapporte que ses parents lui ont avoués l'avoir acheté l'équivalent de 1200 euros à un curé de Saragosse.
Ces faits sont déjà suffisamment accablants en soi, mais hélas l'histoire ne s'est pas arrêtée là.
Après la chute de Franco, cet odieux trafic a continué, de la même façon, et là encore, couvert par l'administration, qui étaient pourtant censée faire peau neuve et place nette.
Ainsi un décret de 1963 stipule que pour légaliser une naissance, on ne demandait que deux témoins et un certificat de baptême. Et c'est ainsi que sous un gouvernement en apparence nettoyé de ses démons les plus redoutables, les enlèvements ont continué, comme un banal négoce, au détriment de familles qui n’avaient ni les moyens, ni les capacités de s’attaquer à un système qui leur semblait obscur et tout-puissant.
Ces actes inhumains et semblant tout droit sortis d'un autre temps ont perduré jusqu'aux années 90. Presque hier.
Il a fallu attendre 2008 et le juge Baltasar Garzón, pour qu'il soit enfin fait mention des bébés volés comme instrument de répression du franquisme, puis de rapts qui auraient persisté, hors de toute volonté politique, comme un simple commerce, grâce à des complicités multiples et haut-placées.
L’Espagne découvre aujourd'hui qu’au moins 250 000, voire 300 000 de ces bébés pourraient avoir été volés et adoptés illégalement.
"Il y avait clairement une mafia d’avocats, médecins, sages-femmes et intermédiaires qui se chargeaient de trouver des couples à la recherche d’un enfant", soutient Me Vila Torres qui est en charge de ce dossier.
La récente médiatisation a contribué à faire sortir cette histoire de l'ombre (avec plus de succès que les rares journaux espagnols qui s'y étaient cassé les dents dans les années 80) et à faire avancer l’enquête.
Nombreux sont les Espagnols qui s’interrogent à présent sur leur réels liens de parentés. Les tests ADN se multiplient cependant que de plus en plus de femmes s’interrogent sur leur enfant décédé à l’accouchement.
Pour certains juristes, la possibilité qu’on soit devant un crime contre l’humanité n’est pas à écarter.
C'est abominable, c'était hier et c'est arrivé près de chez vous.
image LDDMSources et références:
* L'effet papillon, documentaire diffusé le dimanche 02 mai en clair sur Canal+: http://www.capatv.com/?p=16471
* La Dépêche du Midi: http://www.ladepeche.fr/article/2012/01/27/1271198-les-milliers-d-enfants-voles-du-franquisme-indignent-l-espagne.html
4 commentaires:
Beau sujet. Garzon a des ennuis si je ne m'abuse et il mériterait un soutien de tous les démocrates de par le monde... mais sur le sujet on n'entend pas nos belles âmes médiatico-philosophiques...
http://fr.wikipedia.org/wiki/Baltasar_Garz%C3%B3n
Le sujet est occulté, bien que sur place, il sorte enfin de l'ombre. C'est sûrement encore trop dérangeant parce que trop proche chronologiquement et géographiquement.
Et puis les médias s'emparent toujours des mêmes sujets, au détriment de plein d'autres.
Bon tu vois, meme les membres les plus paresseux de ton équipe se bougent parfois... Comme quoi tout arrive.
Me voilà promu chef d'équipe. Merci Axelle, t'es trop chou. :-)
Tu le mérites.
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