Si la rue est le cordon ombilical qui relie l’homme à la
société, à quelle étrange société me relient les rues du Raval ?
Point de compte rendu sur les convulsions d’une Espagne en
crise aujourd’hui. Car si le Raval, mon quartier, est un des cœurs vivants de la ville, il n’en
reste moins un village à part, qui suit ses propres règles et qui de toute
façon vit dans la précarité et la débrouille depuis des siècles. La situation
politique s’en nourrit, apporte sa petite touche d’actualité au quartier, mais
ne le change jamais complètement. Les manifs l’effleurent, prennent les grands
boulevards tangents, mais ne le traversent jamais.
Le Raval c’est l’ancien Barrio Chino, que les français on
découvert avec le journal d’un voleur de Genet, le récit de ses années passées à mendier, tapiner, voler
et, parfois, assassiner. Ça pose le cadre. Quartier portuaire méditerranéen,
pas si différent du quartier espagnol napolitain ou du panier marseillais, il
grouillait des bordels pour les marins, matelots, et pour la Navy US en
permission. Pour les bourgeois barcelonais aussi, qui profitaient de leur
descente dans la vieille ville pour aller au théâtre de l’Opéra et, à la
sortie, enfiler quelque passage obscur qui les amènerait vers des plaisirs
coupables.
Le théâtre de l’Opéra a été remplacé depuis par les grandes
installations que la Marie a édifié : Musée d’Art Contemporain, Centre de
culture contemporaine, fac d’Histoire, de Journalisme, on a tenté tous les
sacrifices budgétaires pour en faire un quartier comme il faut. Le mois
dernier, en pleine crise et avec 5 ans de retard on inaugurait d’ailleurs une
énorme et flamboyante cinémathèque, juste à côté d’un haut lieu de la
prostitution, ce qui permettra d’originales soirées à combo Bergman/Putes. Car
peu importe les efforts déployés, le Raval reste et restera l’endroit où la
ville vient s’encanailler.
Que reste-t-il et, surtout, qui reste-t-il de l’ancien
Barrio Chino ?
Les gitanes, par exemples. Et je dis bien des gitanes, au féminin.
Des gitanes catalanes d’ailleurs, probablement les seules dans toute la ville à
parler, par je ne sais quel hasard, le catalan. Une branche des gitans
roussillonnais ? En tout cas, elles se déplacent, en meute, le soir, à la
tombée de la nuit, avec les gosses, et aucun homme en vue. L’époque dorée du
trafic d’héroïne des années 80 semble bien révolue. Ils se sont fait doubler,
sur le marché juteux des drogues fun du XXIe siècle par le marocains et les
pakistanais. Du coup, je suppose que, pendant la journée, les hommes partent
faire leurs affaires quelque part en périphérie. Je ne les entends que
rarement, très tard la nuit, en semaine, venir jouer la guitare et taper des
mains sous ma fenêtre.
Les pakistanais sont devenus les vrais boss du quartier. Une
communauté de 20 000 personnes, il paraît, qui peut se permettre d’imposer
certaines exigences aux pouvoirs publics. Ils contrôlent tout, les épiceries,
les boutiques de téléphonie mobile, les magasins de fruits et légumes (ces
trois commerces, dans mon pâté de maison, sont connectés par leurs arrières
boutiques), les cafés internet et taxi phones, la vente clandestine mais
massive de cannettes de bière dans la rue, et celle, plus confidentielle, de
hachich, cocaïne et MDMA. Une communauté de toute évidence soudée et
hiérarchisée : je crève d’envie qu’une étude sociologique dévoile les
critères qui président à la répartition de tâches. Comment décide-t-on qui va
passer la nuit dans le froid, un pack de cannettes à la main, à haranguer des
fêtards bourrés, et qui passera ses journées au chaud dans des
magasins ? Mais autant rêver, on ne
saura jamais, il s’agit de la communauté la plus hermétique et perchée que je
connaisse, avec leur regard au-delà du bien et du mal, qui semble avoir atteint
un vérité sereine que nous, pauvres occidentaux attrapés dans la roue du désir,
on ne saurait comprendre.
En comparaison, les marocains ne sont pas bien nombreux. La
plupart ont choisi ou, plutôt, ont fini dans les villes de l’arrière pays
catalan. Ou alors en Banlieue. Dans le raval, pendant que les pères de famille
partent travailler dans les quelques entreprises du bâtiment qui restent
encore, et que les mères amènent les enfants à l’école, les adolescents désœuvrés
rodent. Certains sont devenus d’excellents pick pockets. Les habitants du
quartier jugeons avec un mélange d’indignation, admiration et indifférence leur
savoir faire. Indifférence car l’écrasante majorité de leurs victimes sont des
touristes étrangers, éméchés de préférence. Ce qui, quelque part, réveille
en nous un petit sentiment de supériorité hispanique, face à ces nordiques pas débrouillards
qui sont assez bêtes pour se faire voler. Évidemment, c’est beaucoup moins drôle
quand le fêtard éméché à qui ça arrive c’est vous-même. À la sortie des boîtes,
on ne manque pas d’apercevoir au loin les groupes de pick pockets qui, tels des
lionnes cachées dans la savane, attendent patiemment qu’une gazelle bourrée s’éloigne
solitaire de la meute. Les videurs à l’entrée regardent d’ailleurs faire, et
lancent même des paris sur le maillon le plus faible du groupe. Ils ont déjà
assez de mal à surveiller ceux qui travaillent à l’intérieur, et en particulier
dans les Dark Rooms, où l’excitation peut vous faire oublier que cette main qui
s’égare dans vos pantalons n’est pas vraiment à la recherche de votre virilité.
Du coup, on apprend à faire gaffe. Un peu d’eau sur le visage avant de quitter
les lieux, surtout si on rentre seul, et on sort à l’extérieur en tentant d’avoir,
au moins pendant quelques minutes, l’air le plus sobre et digne possible.
Quant aux latinos, il sont restés aux frontières même du
Raval et ont colonisé Poble Sec, l’autre quartier populaire qui s’étend, sur
les flancs de Montjuïc, de l’autre côté de cette frontière qu’est la grande Avenue
Paral.lel. On est loin aujourd’hui de cette avenue où les grandes usines
alternaient avec les théâtres de vaudeville et de variété et où le Radical
Lerroux, l’empereur du Paral.lel, haranguait les ouvriers pour qu’ils aillent
brûler les couvents, mais surtout pas les usines de ses amis industriels. Il
reste néanmoins quelques enseignes célèbres, et deux ou trois nouvelles boîtes
à la pointe de la branchitude barcelonaise. En vrais petits satellites profitant de cet
effet d’appel, les latinos ont ouvert une multitude de bars low cost où, par les
miracles de l’économie postmoderne, une bière coûte un euro. Ce n’est évidemment pas le comble du glamour,
mais ils ont au moins de grandes terrasses ouvertes jusqu’à pas d’heure, avec
vue imprenable sur la circulation très dense de l’avenue. Les latinos contrôlent
enfin les quelques restaurants clandestins ouverts toute la nuit. Si à quatre
heures du matin vous êtes pris d’une fringale insoutenable, et que vous savez à
quels rideaux métalliques frapper (avec insistance, sinon on vous entend pas),
on finira par vous ouvrir et vous faire rentrer dans un univers improbable, où
les fêtards, pris de cette faim chimique que provoque toute substance stupéfiante,
côtoient les policiers, les éboueurs, les infirmiers, les actrices de peep show
et tous ces métiers nocturnes qui ont droit, eux aussi, à vouloir se faire une
bonne petite paella à la sortie du boulot.
Les putes sont en pleine phase de restructuration. Assises
sur un vide légal, leur géographie est fluctuante. Si la prostitution est
autorisée, les hôtels de passe, eux, ont du fermer les portes sous l’ancienne
Mairie. Ce qui a provoqué, et on félicite la clairvoyance des socialistes, la
consommation dans la rue. Jusqu’à la publication de ces photos qui ont choqué
une Espagne de plus en plus consciente de sa tijuanisation, où l’on voyait des
putes en plein acte sexuel juste à côté des Ramblas et dans le célèbre marché
de la Boqueria. Depuis, et au gré des humeurs du responsable de la police,
elles jouent au chat et à la souris avec les forces de l’ordre, qui leur
demandent simplement de ne pas trop s’afficher sur les endroits les plus emblématiques.
L’influence la plus notable qu’a sur ma vie le fait de vivre près de deux ou
trois rues phares de la prostitution, est à chercher dans les supermarchés que
nous partageons. Déjà, en règle général, le côté le moins sympa de vivre dans
un quartier comme le Raval c’est que les supermarchés sont pourraves. Vraiment.
Et quand on remarque que tous les produits de beauté et d’hygiène sont sous clé,
et qu’il faut aller demander à la caisse qu’on vous ouvre le placard des gels
et des shampoings, on regrette vivement les beaux rayons des supermarchés des
beaux quartiers.
Les pédés reviennent vers leur habitat naturel. Ils étaient
une figure incontournable de l’ancien Barrio Chino, intimement liés à la pègre,
qu’ils contrôlaient en partie, en particulier les cabarets et les bordels. Il était
en effet plus facile de monter dans la hiérarchie pour un prostitué mâle que pour
une femme, ne serait-ce que pour une question de force physique. Avec la sortie
collective du placard, ils ont déserté les ruelles sombres et honteuses du
Raval et émigré vers les grands boulevards lumineux de l’Eixample, assoiffés de
dignité, dans une quête compréhensible de respectabilité. Ils y ont ouvert des
dizaines de bars au design épuré où siroter des cosmopolitan. Mais le design épuré,
les cocktails et la respectabilité, c’est chiant, on commence à s’en apercevoir.
Retour donc à la case départ. C’est ici que ça se passe désormais, et les bars
pour pédés fleurissent à nouveau, avec une esthétique (et des prix) bar de
quartier qui se détache volontairement de ce qu’on fait plus en amont. Et quand
le bar ferme, il y a souvent un appartement ouvert quelque part. Et c’est
toujours une surprise. On peut finir dans un appartement « patera »
(du nom des petites barques qu’utilisent les immigrés pour traverser le détroit),
où s’entassent au rez-de-chaussée plusieurs pédés désœuvrés qui vivent de
leurs petites magouilles. Ou alors sur une belle terrasse d’un appart design.
En effet, le milieu est encore (pour combien de temps ?) un endroit de
brassage social. À l’exception de quelques situations assez stéréotypées (le
vieux et le jeune, par exemple), l’argent et le statut social jouent un rôle
secondaire dans la séduction homosexuelle, bien plus axée sur la simple beauté
physique. Car pour l’instant, nous n’avons pas à prouver que l’on sera en
mesure d’offrir un cadre stable au futur enfant…
J’en oublie beaucoup. Je pourrais parler des flamboyants adolescents
philippins qui dansent dans la cour du Musée d’Art Moderne, comme dans un clip
MTV. Des junkies que l’ont voit sortir de la salle de shoot que la mairie a
ouvert dans les Drassanes, les chantiers navals médiévaux qui ont construit les
caravalles. On s’habitue à tout, sauf à ça. Des squats autogérés et universités
populaires indignées qui fleurissent aussi, avec leurs terrains vagues
transformés en potagers écolos. Des étudiants, des artistes, des disquaires,
des libraires, des friperies, des troquantes, des pseudo antiquaires… la liste est presque infinie. Tout comme l'amour que je porte à ces quelques kilomètres carrés.
6 commentaires:
"Si la rue est le cordon ombilical qui relie l’homme à la société, à quelle étrange société me relient les rues du Raval ?"
Oh: Oh! Problématique de toute beauté.
Sinon est-ce qu'il y a un classement particulier? gitanes, pakis, marocains, latinos, putes et pédés... les philippins... Allez fais encore un effort et t'auras les différents cercles de l'Enfer.
Ah, on se refait pas de toutes ces années passées à la fac, c'est évident que la France, m'a appris à réfléchir comme un français, pour le meilleur et pour le pire.
Quant au classement, je suppose que la hiérarchie se fait à l'intérieur de chaque groupe. Ce n'est pas la même chose être un gitan catalan du Raval qu'un gitan des banlieues les plus craignos, et surtout pas qu'un rom. et ce n'est pas la même chose un paki vendeur de roses que les patriarches que l'on voit s'incliner avec déférences devant les prédicateurs que l'on invite à venir du Pakistan. Par contre le premier cercle de l'enfer, ça c'est sûr, il est sans partage pour les quelques junkies qui restent encore. Deux ans après ça continue à me faire de l'effet.
j'avais un pote paki il y a une dizaine d'années qui avait payé environs 5000 dollars pour sa traversée de la méditerranée, traversée pendant laquelle il n'avait qu'un ou deux kilos d'oignons à croûter. Les hiérarchies internes doivent être liées aussi à la logique des remboursements de ce péage des trafiquants.
Beau texte en tout cas, comme toujours.
et bonne preuve que la rénovation entamée à la fin des années 90 et qui s'apparentait à mes yeux à du nettoyage ethnique, a eu ses limites.
"où l’excitation peut vous faire oublier que cette main qui s’égare dans vos pantalons n’est pas vraiment à la recherche de votre virilité"
Je like, évidemment.
Le bougnat.
En effet, ça ne peut être que des logiques de remboursement de dette. Quand on voit un vieux papy de 60 ans attendre avec son pack de bières à la sortie des boîtes, on se dit qu'en tout cas ce n'est pas une logique de respect des anciens. Ça ne saurait être non plus un système libéral où chacun fait ce qu'il veut. Tu as de la bière fraîche, à la température idéale, à n'importe quelle heure et n'importe où en centre ville, avec la densité de vendeurs s'accordant parfaitement à la demande. C'est forcément une machine bien huilée.
Le nettoyage de la Mairie était du nettoyage ethnique. Mais le Raval résiste, beaucoup plus que certains quartier qui ont perdu leur âme en à peine cinq ans, comme le Born. Et la crise a mis un frein à ces opérations. Dans le genre humour noir de la mairie, après le coup d'avoir mis la première caméra de vidéosurveillance sur a place George Orwell, il y a avoir baptisé la toute nouvelle place entre le grand hôtel de luxe Barceló raval et la nouvelle et très chic centrale des syndicats du nom de Vazquéz Montalbán, le plus grand critique de ces travaux de nettoyage et défenseur de l'âme de l'ancien Barrio Chino. J'ai d'ailleurs honte d'avoir fini le post sans l'avoir cité une seule fois :S
Le bougnat, t'aurais besoin d'un bon coming out.
Sinon l'idée des hiérarchies en fonction du prix du passeur à rembourser me semble assez intéressante. En fait ça revient aussi à évaluer cela en fonction de la fortune au départ, au pays. Les hiérarchies projetées se maintiennent,se figent peut être, il y a ceux qui ont du bien au pays, ceux qui n'en ont pas. J'imagine que concernant certaines communautés les questions de prestige social autant que de véritable richesse jouent à plein, il me semble que c'est un phénomène classique de l'émigration, peut être peuvent-elles s'atténuer au contact de la société d'arrivée ou de la "dilution" du lien communautaire plus ou moins fort selon les origines et les modes d'émigration je pense. Souvent ce sont des choses invisibles ou tacites aux yeux du pays d'accueil, mais cette invisibilité , si on met de côté la question de l'argent, tend peut être à les rendre moins déterminantes...
Ca peut aussi rester des significations mémorielles familiales relativement peu opérantes quand passe le temps...je ne sais plus qui me parlait d'enfants de Russes blancs qui se référaient au prestige social passé, mort et enterré de quelques noms de famille de l'antique diaspora.
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