En 1984, les horloges londoniennes ne sonnaient pas encore
treize coups.
Alors que la famine tuait un million d’éthiopiens et le
complexe industriel pharmaceutique ravageait la ville de Bhopal, l’Amérique
mettait au monde Scarlett Johanson, Katy Perry et Avril Lavigne.
Et au Japon, l’hebdomadaire Shonen Jump, commençait à
publier les aventures d’un garçon doté d’une queue qui partait à la recherche
de sept boules de cristal.
À l’époque, au Japon, c’est un petit vent de revanche qui
souffle. Rappelez-vous, les grands holdings nippons rachetaient à tour de bras
les gratte-ciels new-yorkais, dont l’emblématique Rockefeller Building, et les congressistes
populistes du Parti Républicain fracassaient à coup de battes les Toyotas et autres
Suzukis devant la Maison Blanche.
C’est donc dans ce contexte qu’Akira Toriyama posera, avec Dragon Ball, les bases
définitives du Shonen Manga, le sous-genre le plus connu de la BD à grands yeux
et coupes improbables. La recette de la plupart des Shonens Mangas est simple.
On prend un jeune garçon, naïf et avec une force de volonté à toute épreuve (si
tu veux, tu peux, la version japonaise de l’American Dream). On le sort de son
village natal, car il a forcément grandi à la campagne (la ville c’est beurk,
Babylon, corruption des mœurs, etc.). Il fait ses armes dans deux ou trois
aventures rapides, genre un combat du style David contre Goliath, ou libérer un
petit village de la tyrannie d’un baronet local. Puis débute enfin la vraie saga héroïque qui
inscrira son nom dans le panthéon des grands héros. Cerise sur le gâteau, on
finit par découvrir qu’il n’est pas ce plouc que l’on croyait (genre vous voyez
vraiment le sauveur de l’humanité être le fils de deux paysans ?) : sa
naissance cachait en effet un secret jalousement gardé. De Moïse à Son Goku en
passant par le Roi Arthur, Superman et Luke Sywalker.
Difficile de se singulariser au milieu de tous ces héros à
histoire identique. Or Dragon Ball affiche une personnalité ravageuse. À
commencer par le monde lumineux et coloré où se déroule l’action, avec ses
maisons aux angles gentiment arrondis et en harmonie avec l’environnement. Un
monde résolument douillet, dont l’ordre parfait n’est troublé à l’occasion que
par quelques pommes pourries. Et puis il y a Son Goku, héros magnétique,
mystérieux, solaire, animal, jouissif et, j’ose l’adjectif, nietzschéen. Son
Goku, on le sait, ne connaît pas le mal. Ayant grandi à l’écart du monde et de
sa corruption, il est incapable de toute mauvaise pensée et peut par conséquent
monter sur le nuage Kinton ou boire l’eau sacrée. Connaît-il pour autant le
bien ? En tout cas, pas dans sa version chrétienne, faite de renoncement
de soi et d’ascèse, l’idéal sacrificiel du martyre. Lui, c’est une force de la
nature. Il n’a pas honte de son corps (il se balade nu la moitié du temps) ni
de ses appétits (une vraie bête à bouffer et, c’est dit à mi-mots, à baiser).
En fait Son Goku, c’est l’apologie du corps. Il ne se bat qu’accessoirement
pour sauver la planète. Son vrai but, et c’est répété en boucle, c’est la
jouissance du combat. Devenir de plus en plus fort n’est pas un moyen (de
protéger les siens, d’asseoir une idéologie) mais un but en soi. Il ira même
jusqu’à pardonner la vie de plusieurs ennemis qui avaient pourtant failli détruire
la planète, dans l’espoir de pouvoir les affronter à nouveau.
Son Goku ne doute jamais. C’est la confiance totale en ses
propres moyens. C’est, quelque part, le Japon triomphant des années 80.
On connaît l’histoire depuis. Dans une sorte de répétition
générale de la crise actuelle, la bulle immobilière japonaise crève dans les
années 90, les banques se retrouvent avec des milliards en actifs toxiques,
dont ils ne sont pas encore vraiment débarrassés, et des centaines de milliers
de foyers respectables se trouvent
endettés jusqu’au cou ou carrément à la rue.
Les Shonens Manga ne pouvaient rester étrangers à ces
convulsions. 20 ans après Dragon Ball, les
deux séries phares du genre, au succès retentissant, participent ainsi à sa
redéfinition.
Dans Full Metal Alchemist et dans Naruto, la rigolade est
finie. Exit les catégories morales claires et tranchées qui structuraient l’univers
de Toriyama. Le monde est devenu entre temps un endroit hostile, tragique et
opaque, marqué par la guerre et le cycle infini de la haine. Le choix même des
métiers des héros confirme cette volonté de mettre l’opacité du réel au centre
de l’intrigue : les aventures d’un Alchimiste ou d’un Ninja doivent en
effet être lues comme une herméneutique dramatisée, visant à dégager un peu de
sens dans un univers marqué par le sceau du Chaos.
Prenons Full Métal Alchemist. Comme tout Shonen qui se respecte,
il débute avec le départ d’Edward Elrich et son frère Alphonse de son idyllique
village de Roosembol, en route vers la découverte du monde. Mais dès la première
aventure, le ton est posé : ils devront affronter un faux prêcheur, qui subjugue
un village entier avec sa lecture simple du réel et des promesses d’abondance
et de vie éternelle. Et il ne s’agit là que d’une mise en bouche. Par la suite,
les frères Elrich découvriront les horreurs de la guerre et de ses retombées,
les intrigues politiques dans les coulisses du régime militaire qui dirige le
pays, l’hubrys des autres alchimistes prêts aux pires abominations pour un peu
de connaissance, et finalement, la vérité qui se cache derrière la pierre
philosophale, son ingrédient secret : des vies humaines en grande quantité,
d’où les génocides orchestrés par le pouvoir. Et cette équation qui résume la série,
Connaissance = Pouvoir = Sacrifice d’autrui, équation que le héros finit par résoudre
en laissant tomber les deux premiers termes. Tout comme l’ensemble de la société
japonaise, bien moins docile que par le passé au sacrifice de pans entiers de
sa population, du moins d’après un article récent du Monde sur Fukushima.
Quant à Naruto, l’idée de base, comme dans tout manga de
ninjas, repose sur l’idée boudhiste de instabilité du monde flottant, dont l’auteur
tire toute les conséquences. La première aventure contient à nouveau les germes
de ce que sera la série. Élève à l’école des ninjas, Naruto se fait tromper par
un des profs, qu’il avait en haute estime, pour qu’il vole pour lui des
parchemins secrets. Tout se finit par une course poursuite dans les bois, où
les trompe-l’œil se succèdent dans le but de berner son adversaire. Terminés les
combats transparents de Dragon Ball. Dans Naruto, la clé de la victoire est de
voir dans le jeu opaque de l’adversaire, tout en l’empêchant de voir dans le votre. À partir de cette prémisse de base, l’intrigue se complexifie, appuyée
sur la figure centrale de la trahison. Les petites guéguerres de cour de récréation
sont remplacées peu à peu par les vraies guerres entre pays ninjas, dont on
saisit rarement le but mais dont perçoit clairement la souffrance provoquée. Sasuke, le
compagnon inséparable de Naruto, tombe dans le côté obscur, et s’avilit
progressivement au fur et à mesure des épisodes. Il est manipulé par
Orochimaru, qu’il manipule ensuite à sa guise, avant de se faire manipuler à
nouveau par Danzo, qui est manipulé par Madara, dans une chaîne sans fin d’instrumentalisation
réciproque d’autrui. Des évènements clés dans la série, dont on croyait connaître
les détails et le sens, changent soudainement de significations au gré des révélations.
Enfin, des jeux de miroirs et de renvois avec les générations passées de ninjas
confirme ce que les personnages ont déjà appris : il en a toujours été ainsi
du monde, c’est l’éternel retour de la guerre, la souffrance et la mort.
Voilà ce que lisent aujourd’hui les enfants de 12 ans (et les
ados attardés comme moi). Morale de l’histoire : le monde est un endroit horrible,
méfiez-vous des gens, apprenez quand même à faire confiance à quelques
personnes, même s’ils risquent de vous faire souffrir. Si vous doutiez encore
que la fin des temps est proche…
9 commentaires:
Il y a à peu près 300 000 arguments mangas pour contredire cette idée d'évolution dans les shonens, mais comme je sais que je joue en terrain favorable .... :P
C'est grandiose. Que d'heures passées devant sa télé ou devant ses mangas.
Et dire que je n'ai jamais suivi Dragon Ball parce qu'on m'interdisait TF1 qui le diffusait...
C'est sans doute parce que moi aussi j'ai été élevé à la campagne!
Sinon on attend confirmation de tes dires par notre envoyé spécial de retour du Japon.
Sans déc, Ataru, si t'étais pas feignant comme nous tous, tu écrirais des livres hein? Pas vrai ?
C'est quoi les autres sous-genres de la BD japonaise ?
Revenant du Japon 8-), je peux surtout affirmer que si on considère le manga comme un miroir de la société japonaise, ce sont des putains d'obsédés du fion...
J'ai honte de tout ce temps perdu oui :S
J'ai failli mettre des citations et tout, genre je connais mes bouquins par coeur, mais ça allongeait trop ^^
Sinon. Manu, le Japon c'est le pays de l'édition. Ils publient à peu près 100 fois plus par habitant que l'Espagne (du moins quand j'étais en prépa, donc avant Internet). Du coup il y a des Mangas pour TOUT. Pour adolescents (shonens) et pour adolescentes (shojo) pour adultes, enfants, érotiques, pédés, de cuisine, de bricolage, adaptation des oeuvres littéraires (dernière bizarrerie que j'ai vu publiée en Espagne : Le Capital et Ainsi parlait Zarathrousta en manga :S)
Sinon, j'avais spécialement pour le bougnat et le rageux une comparaison entre Son Goku / Achille (héros presque parfait et presque malgré lui) Edward Ulrich / Ulysses (carrément plus sombres, ayant vu le côté obscur de l'homme et des arts magiques et qui finissent par retourner chez eux) et Naruto / Oreste (héros tragique par excellence, s'interrogeant en permanence sur la légitimité du meurtre)
Mais j'avais déjà employé des mots compliqués (ce que normalement je déteste) et j'ai préféré ne pas en rajouter dans le côté prof de lettres pédant.
Escroc! ça fait des années que tu nous recycles tes analyses du monde comme il va à travers les tribulations manga de San Boku. Remboursez!
Oui, mais c'est cette semaine qui m'a pris de relire Dragon Ball, alors que ça faisait des années que je le faisais plus :P
Ataru
Bon, la semaine prochaine, je vous parle des disques Blue Note. Ca fera chier tout le monde sauf moi! :p
@rageux
"Note bleue et Slip marron." J'ai ton titre!
@Ataru
Ataru,c'est bien connu, par temps de crise, il y a des valeurs refuge...
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