Déjà, en temps normal, il est dangereux de se livrer à des exercices de sociologie de comptoir à partir d'un vote et de deux trois sondages d'opinion, ce qui finit généralement par des titres d'articles insupportables du genre "Les français aiment le fromage et les hommes forts", "les jeunes ne jurent que par NRJ et Marine Le Pen" ou l'exécrable "pourquoi les pédés sont-ils passés à droite" de Didier Lestrade . L'exercice devient carrément suicidaire pour ce qui est d'une société en crise. Oubliez les images qui vous viennent des familles endettées jusqu'au cou qui se retrouvent à la rue ou des jeunes au chômage qui brûlent des commerces sur la place Syntagma. On ne comprend pas l'état d'esprit d'un pays par les médias ou les indicateurs socio-économiques. Car par exemple, que vaut un vote quand depuis novembre la droite a perdu 10 points dans les sondages, et les socialistes encore 7 (et tu creuses creuses creuses)? Il faut dire que y habiter ça n'aide pas forcément beaucoup plus, attrapé que l'on est par sa propre subjectivité et celle de son groupe social. Si je me fiais à mon entourage, des jeunes et moins jeunes urbains et déclassés, Rajoy et Zapatero pendraient depuis longtemps la tête en bas et émasculés sur la place publique.
Bref, je n'arrive toujours pas à comprendre, en lisant et en parlant à droite à gauche, si l'Espagne est dans un état de choc post-traumatique qui a annulé sa capacité de réaction et lui fait accepter tout ce qui tombe car il faut prendre son mal en patience et la vie n'est qu'une vallée de larmes. Ou alors il y a une colère juste qui gronde et qui s'organise et qui ne demande que l'étincelle qui va définitivement faire tout péter, car il y en a marre de cette caste d'incompétents et de gangsters qui nous gouvernent. Ou peut-être, tels les romains de la décadence qui même avec les wisigoths à leurs portes et la soie de Chine et le blé de Sicile qui n'arrivaient plus, continuaient à s'abrutir dans des orgies, sommes-nous devenus trop mous dans l'abondance et nous préférons nous perdre dans une fête sans fin car mec, no future ! Carpe Diem ! Profite de l'instant présent, demain tu seras à la rue, et de toute façon on a toujours été la cour de récréation et la salle de shoot de l'Europe, sait-on faire autre chose que boire, danser et se droguer? Ou, enfin, sommes-nous aux portes d'une nouvelle société plus solidaire et partageuse, par l'explosion forcée de l'économie sociale et solidaire ou, en d'autres mots, du "on va s'organiser entre potes pour tirer tout le profit qu'on peut des quatre euros qu'il nous reste" ?
Et si je n'arrive pas à comprendre, c'est probablement parce qu'en ce moment l'Espagne c'est tout ça. La crise économique est devenue crise émotionnelle. Le pays ressemble à quelqu’un souffrant d’une maniaco-dépression légère, qui parvient pour l’instant à garder un comportement social pas trop pathologique mais qui tombe régulièrement dans des phases d’euphorie et de tristesse sans fin. Ou à quelqu’un en pleine rupture amoureuse. Il se dit que tout va bien, il pète la forme, exit l’autre pute, ce soir on sort et on casse la baraque, mais il fond en larmes au supermarché en achetant des pizzas surgelées parce qu’il y a une chanson d’amour ultra cucul qui passe. Et c’est probablement cette instabilité émotionnelle et cette sensibilité épidermique qui favorise une grande rapidité dans l’enchaînement de moments politiques clés et qui ouvre la porte à tous les scénarios imaginables.
Prenons par exemple la dernière crise de larmes qu’on s’est payé ce week-end, dont personne n’a parlé en France mais qui pourrait devenir capitale dans l’histoire du pays. En deux jours, le Roi a détruit son travail de 37 ans. Samedi, jour du 81e anniversaire de la proclamation de la IIe République, on s’est réveillé avec la nouvelle que le Roi rentrait d’urgence du Botswana pour se faire opérer suite à une chute pendant un safari auquel il participait pour chasser des éléphants. Safari secret (le Roi n’avait prévenu personne, même pas le ministère de l’intérieur) et au financement opaque (le Roi n’est pas tenu par loi de rendre compte de ses dépenses, contrairement aux autres couronnes européennes). Et ce qui aurait pu passer rapidement comme une énième indignation twitterfacebookesque avec partage viral d’une photo de Juan Carlos posant fièrement devant un éléphant abattu, est devenu en quelques heures une affaire d’état. Trop c’est trop. Il y a quelques mois encore, alors que la couronne affrontait la mise en examen du mari de l’infante, les partis politiques ont organisé une séance à l’Assemblée avec standing ovation pour lui apporter leur soutien et la plupart de quotidiens, de droite comme de gauche, ont rédigé des éditos pompeux pour défendre la garantie de stabilité qu’elle supposait. Rien de ça ce week end. Les quotidiens, de droite comme de gauche, ont été d’une virulence inédite dans un pays habitué à tout pardonner à la famille royale et les responsables politiques du plus haut rang, bien qu’apportant encore une fois leur soutien officiel, laissaient voir entre lignes des signes de malaise et même de mise en garde à la couronne.
Alors évidemment (et malheureusement) Juan Carlos ne sera
pas guillotiné demain sur la Plaza Mayor. Mais il est significatif qu’une
affaire qui serait passée comme une lettre à la poste il y a quatre ans
produise aujourd’hui un tel remous.
Autre exemple de cette hyper-sensibilité. Je reviens de
Lisbonne. Dans mon guide de 2010, le prix du trajet simple de métro était marqué
à 1.35 euros. Surprise en arrivant : entre-temps il est passé à 1.75
euros, soit une augmentation de presque 40 %. Même son de cloche à Barcelone,
ce noël le billet simple est monté jusqu’à 2 euros. Du coup, la plupart des
groupes et associations de gauche radicale ont commencé une campagne, « cola’t »,
appelant à gruger dans le métro, ce qui peut sembler un peu paradoxale quand on
est censés défendre les transports publics, mais vu le niveau de surréalisme
ambiant…
Le sujet est assez sensible pour avoir poussé la compagnie
de transports de Madrid à organiser une grande campagne d’image qui, bien fait
pour eux, s’est très vite retournée contre eux puisqu’en quelques jours la
plupart de leurs affiches ressemblaient à ça :
Précisons au passage que le 1.50 de l’affiche n’est même
plus d’actualité : ils ont voté en CA la semaine dernière l’augmentation générale
des tarifs, avec le vote favorable du "défenseur du consommateur" (il y a
des baffes qui se perdent). Nouvelle vague d’indignation, avec détournement de
cette pub de Loewe qui avait déjà largement été critiquée et détournée par sa frivolité en
temps de crise :
Dans l’histoire, un bon nombre de régimes sont tombés à cause de
légères hausses dans le prix du pain, temps heureusement révolu en Europe. Mais
les responsables politiques feraient bien de commencer à comprendre que l’écart
entre avoir la tête tranchée ou non pourra un jour se jouer à ces 20 centimes
de trop dans le prix du transport, et que quand Sofia s’exclamera depuis balcon
de la Zarzuela, « s’ils n’ont pas de métro, qu’ils prennent le taxi »,
il sera trop tard !
4 commentaires:
je viens de regarder à nouveau la pub loewe que j'ai linké et elle vaut son pesant en cacahouètes, je dis ça je dis rien...
Je ne comprends pas par quel mécanisme économique le prix du ticket de métro augmente autant... la crise? Mais quel rapport avec le métro?
Bon déjà il y a l'augmentation en flèche de la TVA. Nous on est encore (mais pour peu de temps) à 21 %. Le portugal et l'Italie sont déjà, je crois, à 26 %...
Mais en plus le transports public est largement financé par les impôts (à Berlin et à londres, où c'est pas le cas, les prix sont exorbitants). S'il y a des coupes budgétaires, bah on augmente le prix, on jarte des employés, mais on conserve tous les emplois de cadres qui sont des formidable planques à politiciens.
Ah oui les coupes budgétaires... La TVA doit jouer à la marge... Mais avec 40% d'augmentation c'est plus des coupes... Ils veulent se refinancer sur le dos de l'usager... Il faudrait que tu chopes les chiffres du financement public dans les infrastructures de transport... Il y a l'investissement de départ qui est lourd mais après le ticket est sensé couvrir les frais de fonctionnement voire davantage. Après c'est vrai qu'il y a tous les tarifs réduits et autres gratuités qui coûtent chers aux collectivités mais pour le ticket plein tarif, il ne me semble pas que les collectivités mettent la main à la poche...
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