vendredi 30 mars 2012

Rosa de foc

Avant tout je dois avouer que j'ai toujours eu de mal avec les histoires du Rageux sur la permanence dans l'histoire des peuples, les réflexes et structures héritées, la foi en une psyché collective qui traverserait les siècles. Il m'est déjà difficile de lire une quelconque cohérence dans la personnalité des individus, un schéma directeur qui expliquerait le déroulement de leur vie, alors imaginez pour la personnalité de sociétés entières.

Et pourtant...

Hier, pour la grève générale, Madrid c'était le pays des bisounours et Barcelone a brûlé. Encore une fois.

Barcelone, c'est el seny i la rauxa (le bon sens et la rage). La ville espagnole qui regarde le plus vers l'Europe, vers le Nord, qui se veut apaisée, policée et industrieuse, brûle régulièrement.

Les premières révoltes ouvrières ? Barcelone, 1840. La capitale catalane finit bombardée par le général progressiste Espartero, l'ancien héros du peuple, qui ouvre la mode de tirer sur la plaine depuis Montjuïch. Puis c'est la Semana Tràgica, en 1909. Dans le port, les jeunes refusent d'être enrôlés dans l'armée et d'embarquer pour le Maroc pour aller défendre les mines de Tétouan de M. Perellada ou de M. Puig. S'ensuit un mois de barricades, les couvents brûlent, les nonnes sont violées, les cimetières profanés, sur les Ramblas on danse avec les cadavres des anciennes mères supérieures. Même chanson pendant la guerre civile. Dès 1936, alors que Madrid, à quelques kilomètres du front, résiste unie aux bombardements fascistes, souffrant du froid et de la faim, à Barcelone, le peuple s'installe dans les grosses villas des beaux quartiers pour y faire la fête et des partouzes. Le temps des cerises. Quelques mois plus tard, anarchistes, staliniens et trotskistes dressent des barricades et se tirent dessus sur les Ramblas, mettant un point final au temps des cerises et aux possibilités de la République de survivre.  

Voilà pour l'historique. Force est de constater que les choses n'ont pas beaucoup changé. On voyait bien ce clivage l'année dernière pendant le printemps des indignés. En gros, le campement de Madrid, bien plus modéré, avait beaucoup de mal à établir des positions communes avec le campement de Barcelone, où on sentait bien davantage des forces sous-yacentes qui avançaient masquées. Une sorte de Cluedo grandeur nature, où les AG et les commissions, bien qu'apolitiques en surface, étaient autant de parcelles de pouvoir où placer des pions pour tirer la couverture vers ses intérêts.

Et on arrive à la journée d'hier. Deux grosses villes qui se ressemblent énormément. Une participation similaire. D'après les organisateurs, 800 000 manifestants dans chacune. D'après el País, 275 000 à Barcelone, 180 000 à Madrid. D'après la Police, trois touristes et un chien égarés sur le Passeig de Gracia. Dans les deux villes, deux marches, l'une officielle, convoquée par les gros syndicats, l'autre alternative, convoquée par un mélange de syndicats anarchisants et d'indignés.  À Madrid, la marche alternative est arrivée à Sol, l'a rempli jusqu'au petit matin, a fait gentiment la fête, a lu un manifeste et fait un semblant d'AG. Dix mille personnes entrain de voter et de s'autocongratuler. À Barcelone, la marche Alternative est arrivée à Catalunya et a semé le chaos dans les environs. Barricades en feu, jets de projectiles et fracassages de voitures de police un peu partout. Rajoutez à cela qu'a quelques centaines de mètres il y avait un demi million de personnes (dont moi) qui tentait de rentrer chez eux, à pied puisqu'il n'y avait pas de métro. Des familles avec leur poussette qui se retrouvent à courir à mes côtés puisque tout le monde court un peu partout, qu'on est grégaires, et que même si on les voit pas (et on va pas se retourner pour les voir) on entend les flashballs très près. Fascination du chaos. Même si on a peur, on ne peut pas s'empêcher de trainer un peu dans les zones chaudes lorsqu'on les traverse (au lieu de les contourner). Arrivés enfin aux ruelles du Raval, on a tort de se croire à l'abri. Juste quand un babos déclare que les flics ne rentreront jamais dans la vieille ville, une charge commence au bout de la rue. Nouvelle débandade avec le sentiment de rat pris au piège. Adrénaline. On rentre enfin à la maison, achetant au passage des bière chez le seul paki ouvert, histoire de digérer les émotions. C'est plus de mon âge de rester dehors, mais malgré le côté puéril et anti-productif, je ne peux que comprendre ces jeunes qui vont jouer à se faire peur pendant quelques heures encore. 

13 commentaires:

Le rageux a dit…

Ce billet serait excellent s'il ne commençait par un procès honteux à mon encontre ! :p

Déjà je suis un peu troublé parce que je ne me souviens pas récemment avoir fait étalage de considérations historicisantes aussi précises...ensuite je trouve que tu mélanges qu'effectivement je peux penser avec d'autres que je ne formule pas. Ainsi effectivement les héritages politiques et sociaux transmis culturellement par tout un tas de procédés (familiaux, scolaires, éducatifs, sociabilité etc.) existent même si l'enjeu est toujours de voir leurs transformations et évolutions. Pour autant l'idée d'une psychée collective est assez étrangère à mon raisonnement, du moins j'ose le croire; si j'ai pu faire croire l'inverse, j'essayerai d'être plus clair la prochaine fois. En tout cas l'idée de la "personnalité" d'un peuple n'est pas quelque chose que je pourrais utiliser...

Penser en terme de continuité et d'héritages ne crée d'ailleurs pas forcément un schéma directeur, car cela n'empêche pas les incohérences, les contradictions, les cas particuliers ni les ruptures...
Pour ce qui est des individus c'est la même chose selon moi sauf que la question du choix est un élément également relativement déterminant (après on peut aussi chercher les ressorts du choix mais on en finit plus...).

Il faudrait que je prenne des exemples pour bien faire, je vais y réfléchir.

Anonyme a dit…

Alors monsieur Ataru, pour vous, tout cela n'est qu'un jeu? J'écoutais tout à l'heure Mermet dans la voiture et les chiffres en Espagne font quand même peur... 50% de chômage chez les jeunes, 25% de chômage dans la population... Un exode qui se fait de plus en plus massif comme avant le miracle espagnol... Une annonce de destruction d'emplois à venir assez hallucinante... Bref de quoi être réellement écœuré.

Sur le mouvement du 15M le bilan est assez mitigé... d'après certaines analyses ils seraient en partie responsables de l'arrivée au pouvoir du PP... sans l'avoir voulu... En provocant la mobilisation et la radicalisation à droite mais aussi par des appels à l'abstention et à la démobilisation à gauche... Le PSOE l'a bien mérité, certes, mais le PP semble plus méchant que jamais et ça ne fait que commencer.


Courage.

Le rageux a dit…

Il parait qu'il y a déjà des jeunes et moins jeunes espagnols, notamment des gens installés mais croulant sous les dettes, qui retrouvent des comportements des années 50, ...ou ceux des Portugais dans les années 70-80...aller chercher du travail en France, n'importe quoi. C'est la copine de Berte qui a de la famille à Valence qui nous racontait ça.

Ataru a dit…

Alors ces justement parce qu'il y 50 % de chômage chez les jeunes que c'est un jeu. C'est parce qu'ils n'ont ni travail ni avenir qu'il y avait autant de jeunes hier à la manif, et que certains n'ont plus rien à perdre et peuvent se permettre de brûler avec insouciance. Vas leur parler de stratégie politique et de négociation syndicale. Ils ont juste envie d'un peu d'adrénaline pour se sentir vivants.

Quand à l'émigration, c'est à nouveau une réalité. Après faut arrêter avec les comparaisons avec les années 50. Quand tu prenais le train dans les années 50, tu n'étais vraiment pas sûr de revoir un jour ta famille. Aujourd'hui il y a internet et Ryan Air. Et en plus, quand ils partent, c'est toujours avec un bon contrat en main, c'est pas vraiment à l'aventure. Et ils partent autant au Brésil (pour les architectes) en Australie ou en Chine qu'en France... C'est plus une diaspora qu'une émigration classique.

Ataru a dit…

Quant au PP, il est déjà cuit en 100 jours au pouvoir...

Le rageux a dit…

Ce dont me parlait Hélène c'était plus des types genres des maçons, des plombiers, des artisans plombés de crédits qui vont faire de l'intérim ou je ne sais quoi dans al région toulousaine...Alors d'accord pour les diplomés, ce dont tu parles mais y'a aussi (surtout?) les autres...

Ataru a dit…

Ça n'étonnera personne, mais la construction est le gros problème en Espagne, bien plus que la dette ou l'Euro. Les travailleurs du secteur sont effectivement plombés de dettes, pour la simple raison qu'ils gagnaient un fric monstre avant. E c'est à cause de ça que des millions d'espagnols n'ont pas fait d'études. Qui est assez crétin pour aller se faire chier à la fac pendant 5 ans et puis gagner péniblement 1500 euros dans un bureau en sortant alors qu'on pouvait facilement s'en faire 3000 en travaillant dans la construction, pour peu qu'on soit un peu spécialisé. C'est évidement pas pour ça qu'ils méritent leur sort (quoiqu'au fond de nous, la plupart nous ne pouvons pas réprimer un petit et mesquin "c'est bien fait pour votre gueule, c'est votre faute si on en est là, vous riez moins maintenant des gens qui ont fait des études"). Mais je vais pousser un petit cocorico : l'Espagne a un savoir faire reconnu en construction (même Florent est allé à Valence), encore heureux. Je pense qu'eux aussi doivent trouver facilement des contrats à l'étranger.

Ensuite, je vais pêcher d'angélisme mais je crois que depuis l'Europe du Nord on a une vision déformée de ce que peut être vivre dans une dictature, ou dans un pays en crise. Zdindounden me traiterait de bourgeois cynique, mais j'aime bien l'Espagne d'aujourd'hui. C'est une autre façon de vivre (qui de toute façon va être celle de tout le monde à moyen terme). C'est l'économie sociale et solidaire à plein pot. On partage tout. On partage l'appartement, la voiture, les objets, les connaissances, les bon plans, les vacances, etc. On continue à faire les mêmes choses mais en s'organisant autrement. Sorties moins chères, vacances chez les amis qui peuvent nous héberger un peu partout en Europe, cours réciproques, sites internet d'économie solidaire qui battent des records de visites.

Moi ça me va, je trouve que c'est un modèle de société bien plus intéressant que les l’opulence nordique.

Le rageux a dit…

Ouais parce qu'aussi t'as pas une famille à charge non ?

Bon certes, les Espagnols font pas de gosses, mais quand même.

Je conçois ce que tu veux dire; tout retour en arrière est impossible autant accommoder ce qui existe en s'appropriant ce qu'on peut, effectivement ça a des aspects positifs. Mais à quel prix ?

Après peut être qu'"imaginer une autre façon de vivre/consommer" etc. passe par l'expérimentation de la pénurie et de la crise mais c'est quand même problématique. Et puis s'il s'agit d'éliminer le consumérisme, certes mais il n'y a pas que cela non plus me semble-t-il dans l'idée d'une société prospère et équitable.

C'est comme quand on s'émerveille du sens de la récup' des Africains qui construisent des antennes satellites avec du fil de fer et rapiècent des vieilles bagnoles qui font 3 tour de compteurs supplémentaires...
Ca reste des économies de la pénurie, et donc des sociétés fragiles.

Ataru a dit…

Bon, il y a quand même une différence entre les fils de fers africains et des sociétés qui nagent déjà largement dans l'abondance. Je vais faire mon babos pro-décroissance illuminé, mais il ya quelque chose d'écoeurant dans la surconsommation européenne. Honnêtement, si tu n'as pas de famille (et c'est, j'accepte, le point faible de mon raisonnement, mais que veux-tu, je suis pédé) avec 1000 euros par mois tu vis bien en Espagne. Et j'avais d'ailleurs lu un article comme quoi les révoltes des jeunes actuelles en Europe c'est des révoltes de l'abondance, même en Grèce.

Le rageux a dit…

Alors pour aller dans le sens de ton raisonnement mon informatrice susmentionnée disait que les gens qu'elle connaissait fonctionnait beaucoup autour de l'idée de "bien vivre" avec tout le système de représentation et de consommation que cela peut impliquer. Attitude j'imagine assez répandue en Espagne, mais pas seulement puisqu'il ne s'agit que de la déclinaison ibérique d'un modèle consumériste occidental et capitaliste. Perdre cette capacité là est une catastrophe d'où peut être des efforts pour surcompenser plutôt que de modifier ou bouleverser son train de vie
Mais après je suis pas à la place des gens et j'imagine qu'il y a plein de dépenses incompressibles.

Dans l'absolu je suis décroissant aussi, bien sûr que la surconsommation est écoeurante, mais à l'heure actuelle ce qui n'est pas cher est fabriqué par des semis-esclaves au Vietnam ou en Inde, et puis une fois qu'on a expliqué à tout le monde que consommer c'est bien et en plus c'est bon pour la croissance et que les classes populaires se trouvent prisonnières de systèmes de consommation cheap mais permanente, revenir en arrière et proposer la frugalité et l'abstinence comme mode de vie ça va être compliqué.

Une augmentation de salaires ça fait de mal à personne dans un premier temps.

Après moi je pense que le problème n'est pas tant de mettre un SMIC à 2000 euros plutôt que de faire baisser les prix. Mais la première solution est sans doute économiquement la plus simple.

Anonyme a dit…

(sinon vous pensez qu'un jour quelqu'un d'autre que nous commentera sur ce blog???)

Ataru a dit…

je like le commentaire ci-dessus

Anonyme a dit…

Moi! Moi, je veux bien commenter! Et en plus, je vous ai lus (article et commentaire) et trouvés très intéressants. Je partage vos doutes, entre le dégoût de la surconsommation, le vague espoir que la crise y mette fin et nous fasse retrouver un mode de vie plus sain (solidarité, collectivisme modéré, etc), et l'inquiétude. Bref, bravo pour ce débat couillu (Hahaha!)
Aurore