Suite du billet publié ici même. Je rappelle qu'on parle des programmes d'histoire.
Violences. Sans transition, de cui-cui le XXe siècle du bonheur possible nous passons à la vérité des choses crues. Et pour bien marquer la nuance, au risque de perdre un peu plus les élèves avec une rupture pour le coup complètement déstabilisante, on va y aller fort. "Violences de guerre". Le concept historiographique date d'une bonne dizaine d'années maintenant. Utilisé par des historiens bien placés et relayés il a permis un certain renouvellement (pas exempt d'arrières-pensées idéologiques, comme toujours) de l'étude de la guerre de 14 et de l'ensemble des conflits du XXe siècle. Il a sans doute été porté un peu loin et a été critiqué. C'est la loi du genre. Le problème c'est que là où on a des positions variables et nuancées dans le milieu de la recherche universitaire en gros, la mise en application didactique et pédagogique l'est forcément moins. Faire œuvre de pédagogie c'est simplifier. Fatalement. Et il n'y a pas de mal à cela. Le problème est alors celui des choix que l'on fait, et c'est à ce moment que les enjeux politiques ou idéologiques ressurgissent ou réémergent car formulés plus simplement qu'une idée complexe, ils sont plus facilement saisissables. C'est aussi là que la finesse, la nuance, le sens critique et surtout le temps pris pour expliquer, discuter et faire comprendre sont des gardes-fous.
Le problème, dans le cas présent, est double. D'abord on demande au professeur de faire tout cela dans un minimum de temps histoire d'aller au plus vite à l'essentiel, c'est à dire à la simplification outrancière. Ensuite, en créant un concept fourre-tout (on fait d'ailleurs de plus en plus d'histoire-concept) qui, s'il a des intérêts pédagogiques certains, n'en réduit pas moins dramatiquement la vision des choses, et ce, même si on a affaire à des 3e et pas à des étudiants. Le problème n'est pas tant le contenu, à la rigueur le prof garde une large autonomie sur ce qu'il dit en classe, mais le biais qui tend à détruire tout système de causalité en histoire : il n'y a plus de cause-conséquence, il y a des "moments" culturellement définissables, identifiables et réductibles à des "idées" qui figent l'histoire dans une sorte de patrimoine-mémoire (travers de l'histoire culturelle pas si récent) : il n'y a pas tant des hommes et des sociétés en action, en conflits, en échanges... que des acteurs jouant le rôle qu'on définit a posteriori pour eux en posant une grille de lecture prédéfinie : victimes, bourreaux, condamnés, sauvés, résistants, collabos, lampistes et hommes providentiels. Dès lors la possibilité du changement semble difficile, ce qui n'est pas si grave pour le passé, vu que le passé est passé, mais plus pour les attitudes que cela peut susciter dans le rapport au présent. A plus forte raison quand le concept, l'idée, joue sur une ambiguïté avec une catégorie morale péjorative et condamnable en soi. La violence, c'est mal.
Donc violences. La guerre de 14 fut violente: tranchées, "démodernisation" de la guerre en parallèle d'une industrialisation forcenée des moyens de combat, le résultat d'une inadaptation principielle des tactiques héritées du XIXe siècle à un armement qui avait fait une mue industrielle encore peu prise en compte, résultat : boucheries sur boucheries et choc frontal. Souffrances des poilus dans les tranchées. Massacre européen. Certes, c'est un bon début. Merci. On est content de l'apprendre. Prisme intéressant. Je vous fais une confidence : ça fait un moment qu'elle est traitée comme ça la guerre de 14 et qu'on doit plus apprendre la liste des offensives et contre-offensives de 1914 à 1918 depuis au moins 20 ans.
Mais l'intérêt pervers du concept, pas complètement inintéressant en soi, c'est qu'on peut pousser ses limites pour essayer de faire rentrer dans ses cases ce que l'on veut y réduire. A partir de là tout, au XXe siècle peut être violence, ou conséquence de la violence en entrainant de nouvelles dans une spirale infernale et cyclonique. Et tant pis pour les ruptures, les faits s'entêtant à entretenir le doute ou le contraire, ou même simplement la nuance. Brutalisation, violentisation. nous avait-t-on rebattu à longueur de manuels universitaires. Quant à la place des civils, réduisons-la à l'évocation du génocide arménien. La violence, c'est les autres, comme l'enfer, et c'est mal, on le sait.
C'est ainsi qu'est traitée la révolution russe, dont c'est le grand retour officiel en tant qu'objet d'étude important. Mais que nos amis et lecteurs bolcheviks et nostalgiques électeurs du PCF remballent leur vodka-pomme, le petit peuple est loin d'avoir pris la rue de Grenelle. Non, parce que c'est bien une lecture totalement contre-révolutionnaire, héritée en quasi droite ligne de la pensée réactionnaire des années 20 la plus idiote qui s'est exprimée devant moi hier (le hier de narration pas hier samedi). Alors encore une fois, on pourra dire ce qu'on veut dans ses cours (jusqu'au jour, peut être pas si lointain, où on surveillera le contenu de ce que l'on transmet, en tout cas les outils et les possibilités pour se construisent), présenter les choses autrement...mais l'idée forte est là. Et il faudra voir comment les manuels, suivistes et imbéciles en général car fait précisément par les inspecteurs et leurs clientèles, emboîtent le pas (et les manuels influencent beaucoup à terme les pratiques des enseignants). La révolution russe n'est plus qu'un paroxysme de violence, point. Sans autre causalité que la violence de la guerre qu'elle poursuit et exacerbe. Lénine est réinstallé dans sa position d'homme historique (qu'il avait, si vous ne le saviez pas un peu délaissé dans la mouture précédente) mais pour être mis en équivalence avec Staline, l'éternel et indéboulonnable big boss des gros méchants du programme de 3e. Avec Adolf, évidemment, (mais peut être que bientôt on nous dire que celui ci était mieux parce qu'il a construit des autoroutes). Il faut établir une nette continuité de l'un à l'autre. Cela peut être pertinent historiographiquement et conforme à une critique saine de la révolution russe, mais ce qui pose beaucoup plus problème quand on associe à Lénine l'ensemble du mouvement révolutionnaire et qu'on réduit ce dernier à la geste sanguinaire, violente, des Bolchéviks parce que "quand même, hein, Lénine, il dit qu'il faut prendre toutes leurs propriétés aux bourgeois et et qu'en plus hein, il faut les tuer hein, il le dit ça hein..je l'invente pas...il est violent Lénine" (rereresic). Porter atteinte à la propriété privée est mis à équivalence stricte avec le meurtre de masse. CQFD. La révolution c'est violent, donc c'est mal. La salle est alors soufflée par la puissance de l'argument.
Notons le calamiteux répertoire d'analyse qu'un bon élève de 3e tiendrait à peine de la part d'une personne censément rompue à la lecture d'ouvrages historiques récents, agrégée d'histoire pour la titraille. Notons l'anticommunisme primaire qui flirte sous ces assertions puériles bien qu' à la rigueur, chacun a le droit d'avoir ses opinions. Notons le déni évident de réalité de la part de quelqu'un qui n'est pas censé être un publiciste du Point ou de l'Express raisonnant avec des vulgates imbéciles et des poncifs éculés mais quelqu'un qui, s'il ne fait pas oeuvre d'historien, doit quand même en adopter l'éthique. Une personne, s'adressant non pas à des novices mais à des professeurs diplômés d'histoire, qui pourtant omet de rappeler que les bolchéviks n'étaient certainement pas des enfants de choeur mais des révolutionnaires dans un contexte de guerre, ce qui peut, il est vrai, permettre d'envisager la violence comme une solution politique mais parmi d'autres, comme la persuasion, la propagande, la prise de contrôle ou la manipulation, ce en quoi ils ont su exceller. Oublier que les Bolchéviks parvenus au pouvoir par un coup d'Etat ont pour volonté d'asseoir leur légitimité et installer le socialisme en donnant au peuple russe ce qu'il attendait en premier: la paix immédiate avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, ( et ce, au prix d'une perte territoriale énorme ) ce qui introduit tout de même une légère distorsion dans le prétendu continuum de violences. Et que s'ils se sont retrouvés immédiatement happés dans les méandres hasardeux d'une guerre civile, occasion manifeste du déploiement de violences aussi diverses qu'inexcusables et de cette monstruosité politique qu'est le communisme de guerre, ce n'était pas non plus entièrement de leur faute puisque dans une guerre, même civile, il faut aussi des adversaires endossant leur lot de responsabilités. Mais les causalités vous savez, quand il est question d'édifier dans la morale (la bonne de préférence), ce n'est pas si utile...
Dès lors encore plus facile de mettre sur un plan identique totalitarisme nazi et totalitarisme soviétique, un classique plus si neuf, et ce quand bien même la recherche historiographique récente a tendu à relativiser l'intérêt de la notion de totalitarisme et les limites intellectuelles de cette comparaison.
Vous pensiez que ceux qui dirigent, forment et encadrent les profs étaient des gens dont le devoir était de servir de courroie de transmission avec d'une part l'institution et d'autre part le fruit de la recherche universitaire vers laquelle ils devaient honnêtement aiguillonner les ouailles dans un principe d'honnêteté intellectuelle et d'indépendance idéologique qui sied au fonctionnaire d'Etat ?
Et bien non, ce sont les rouages les plus serviles de l'Institution, précisément parce qu'ils ont tant avalé toutes les couleuvres du monde pour arriver là où ils sont qu'ils en ont perdu tout goût pour toute distinction intellectuelle un tant soit peu neutre ou du moins, tendant à l'objectivité. Pour eux le savoir est avant tout un outil de pouvoir, pour arriver en haut et pour faire le tri parmi la clientèle en bas. Peu importe l'orientation politique et idéologique, à gauche sous la gauche, à droite sous la droite, ils suivent les effets de modes car c'est là où se trouve le bâton merdeux qui leur donne la becquée et auquel ils s'agrippent quand le navire tangue. Leur carrière, leur fonction sont une démonstration implacable de leur cynisme, les contraires absolus de leur discours, de moins en moins hypocrite du reste, l'inverse enfin de ce qu'est le métier de prof : créer et susciter précisément l'utopie du savoir désintéressé.
On va prendre une deuxième pause finalement...
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