J'appartiens à cette noble profession enseignante. De la variété secondaire, catégorie historienne et géographe.
Pourquoi cette précision a fortiori inutile s'étonneront certains ? Car j'en ai besoin pour amener le coeur de mon sujet.
Vous n'êtes pas sans savoir que l'enseignant travaille avec des programmes officiels. Que ces programmes sont périodiquement changés, modifiés. Par qui ? Même pour les membres de la caste, en tout cas si on y porte un intérêt peu soutenu comme c'est mon cas, cela reste assez obscur. L'on se doute que tout ceci se déroule dans quelques chambres et anti-chambres du ministère où se côtoient, s'influent, discutent différentes catégories de fonctionnaires, politiques, universitaires bien implantées, inspecteurs, représentants de groupe de pression...tous acteurs d'une forme de marchandage et d'une négociation qui vise en gros à changer sans bouleverser, à concéder sans trop...
Les programmes sont l'oeuvre d'un consensus nous dit-on. Ca se voit, notamment dans leur caractère quelque peu incohérent qui rejaillit parfois, pour ne pas dire souvent. Force est de constater que ce consensus, concernant l'Histoire, matière ultrasensible aux basculements et sensibilités politiques s'il en est, penche salement à droite. Mais après 10 ans au moins au pouvoir, 15 si l'on fait abstraction de la parenthèse gauche plurielle, quelque part on pouvait quand même s'en douter.
Or voici que nous arrivons au terme des changements des programmes du collège et que dès l'an prochain la métamorphose finale aura lieu avec la mue des programmes de 3e.
La classe de 3e est sensible. Pour deux raisons. Déjà, c'est une classe à examen. Vous me direz le brevet des collèges oui, bon...mais quand même. Premier examen. National. Important. Symbolique surtout.
Et puis la 3e c'est l'année du XXe siècle. Et qui dit XXe siècle dit enjeux mémoriels importantissimes. Les guerres, la Révolution, la Shoah, la décolonisation...tout le bordel là. Tout cet arrière-fond qui nous meut, nous agite, nous interpelle, revient à nous cycliquement, sert de points d'appui moral, de référence, d'usage politique, de mémoire des hommes, des femmes aussi, demandez à Axelle Raide qui ne s'est pas encore remise de la chute du mur de Berlin. Il est important que le courant passe cette année là, voyez vous.
Aussi cette classe revêt-elle un enjeu un peu supérieur aux autres classes du collège. Les sensibilités seront plus nettes d'autant que si l'Histoire n'est jamais neutre c'est encore moins vrai quand on se situe à des époques où la patine mémorielle interfère largement encore avec les nécessités de la science historique.
Je vais pas vous faire une analyse critique détaillée. Si la globalité des programmes vous intéresse, vous les trouverez assez facilement sur le net. Mais je vous mets un lien, histoire que vous pensiez pas que je raconte des conneries.
Progrès. C'est avec cette idée forte qu'on ouvre le bal. En tout cas c'est avec insistance qu'on nous l'a proposé. Curieux n'est-ce pas ? On vous place en 1914. Dans votre imaginaire c'est plutôt les noirs nuages des orages balkaniques qui s'apprêtent à éclater dans la chaleur écrasante des moissons de la douce France rurale, encore naïve de ce qui l'attend. Angoisse. Et puis là tout d'un coup on vous place une éclaircie. On focalise sur le coin de ciel bleu parce qu'il faut quand même rappeler que le XXe siècle "fut un formidable siècle de progrès scientifiques, technologiques, techniques, industriels, économiques ". Oui, certes. A quel prix, ce sera l'objet de la suite. D'un point de vue intellectuel, il peut sembler certes intéressant d'envisager les choses sous un autre angle. Après tout disait Fernand Braudel, "la guerre n'est pas sans plus la contre-civilisation" et comme le dit Madame René, qui est un peu la Braudel du commun, "à toutes choses malheur est bon". Mais il y a quelque chose d'un peu pervers à scruter des grandes lignes progressistes dans un siècle qui fût quand même celui d'une certaine régression mais qui fut surtout la démonstration éclatante de la non-linéarité de l'Histoire : le siècle des ruptures, des fragilités, des remises en cause et des doutes. Aussi pour rester positif, concentrons nous (c'est un impératif) sur les progrès de la médecine. Oui, bon... Outre les barrières didactiques énormes qu'il existe pour faire passer une telle vision large à des gamins dont la conscience du temps et de l'Histoire est bien faible, on se demande s'il n'est pas un poil naïf de vouloir compenser la noirceur à venir par l'entretien, fut-il fugace, d'une étoile brillante d'espoir dans la masse de la nuit noire et du chaos. Naïveté ou calcul ? Car ne s'agit-il pas plutôt de renouer avec quelque positivisme triomphant, un scientisme échevelé et décomplexé, une idée du progrès absolu vers lequel tendrait l'humanité guidée par quelques êtres éclairés que l'on trouve, c'est une chance, du bon côté (le Nord) de la Méditerranée ? Bon là, j'exagère peut être un brin.
La suite de ce premier point éclaire sans doute bien mieux les intentions des concepteurs. Du moins d'une partie d'entre eux. Car le siècle numéro 20 ce doit être celui du triomphe du capitalisme, entre le 2e et le 3e âge de la révolution industrielle, celle du passage de l'âge du pétrole à celui du nucléaire en gros.
"On étudie, dans un contexte de croissance en longue durée, les mutations technologiques du système de production et l’évolution de l’entreprise, du capitalisme familial au capitalisme financier."
Comme il est un peu abstrait de parler de système idéologique et d'économie politique avec des gamins de 15 ans, concentrons nous sur les aspects concrets de la chose et regardons avec enthousiasme l'acteur qu'on nous présente majeur de ce grand mouvement : l'Entreprise. De l'histoire de l'Entreprise ; directement issue du Medef qu'elle est cette idée.
Nous voici donc chargés d'étudier une entreprise tout au long du XXe siècle avec ses évolutions, ses pratiques, ses stratégies et ses transformations. Rien de trop long quand même, faut pas exagérer. L'Entreprise, nouvel apparent indépassable de l'Histoire. On avait les Etats, les Empires, les cités, on avait les sociétés, les classes sociales, les puissances, les déclins, les pauvres, les riches, les rois, les nobles, le Tiers-Etat, les seigneurs, les serfs...nous avons l'Entreprise. Ce mot d'ailleurs Entreprise. Ce n'est plus l'usine, l'atelier, la manufacture, la boîte, le travail, le taf, le turbin... Des lieux incarnés, identifiables visuellement, qui ont un passé, un présent et peut être un avenir. Non, c'est l'Entreprise, un truc complètement abstrait, froid et atemporel. Presque un concept philosophique. Il y avait le Politique, l'Economie d'Aristote. On a découvert un inédit, l'Entreprise. Ca sonne comme un dépliant du Medef sur papier glacé. C'est propre, beau, c'est une machine bien huilée, bien ordonnée, motrice de l'Histoire. Et derrière l'Entreprise bien sûr, pointe l'Entrepreneur, figure merveilleuse des héros du Capitalisme. Immuable dans sa mutabilité. Permanence des familles, des marques. Grandeur des nouvelles féodalités industrielles. L'Entreprise, un facteur du progrès (la masculin c'est mieux quand on parle de mouvement de l'Histoire non ?) qui n'aurait pas d'acceptions, des formes, des finalités et des usages si différents que réduire le tout à un concept-clé en est absurde, qui aurait le mérite d'incarner dans une unité formelle, quasi-organique, une idée dans le réel et dont, bien sûr, "l'entrepreneur" est le légitime usufruitier des bénéfices. Sa plasticité formelle aux tribulations de l'Histoire, son unité conceptuelle, ferait de "l'Entreprise" un acteur décisif et parlà même un fantastique objet d'étude tant sa transcendance résisterait aux puissantes lames de fond qui emportent les corps faibles de la société. L'Entreprise, le capitalisme (c'est pareil au cas où vous l'auriez pas compris) sont ainsi fait. Un même esprit pour des formes différentes. Une permanence absolue, au dessus des lois de l'Histoire.
Et voilà donc qu'on nous prend un exemple, pour bien nous expliquer Citroën tiens, oui Citroën, le mécanicien devenu bagnoleur, qui a profité du développement industriel de la guerre, un géant de l'automobile.... Passionnant. Non et puis Citroën, vous comprenez, par rapport à Ford (antisémite notoire) ou à Renault (collabo patenté) il est "moins chargé historiquement, il a moins de casseroles" (sic l'inspectrice). Toute honte bue cette phrase fut prononcée par notre supérieur hiérarchique. Il ne s'agit pas d'être sceptique. A peine un peu critique, mais sur la forme (oui oui vous pourrez parlez de Renault et du IIIe Reich), et pas trop pour pas rendre les choses trop complexes, en tout cas, certainement pas sur le fond conceptuel, ça "c'est le politique qui décide" (sic) et "le débat a déjà eu lieu, vous avez été consultés (?!?) on n'est pas là pour l'avoir" (resic). Fermez le ban. Fermez-la plutôt. Et appliquez, fonctionnaires!
On ajoute à cela pour faire bonne figure, et pour ne pas brusquer, une étude du phénomène de l'immigration au XXe siècle. Allégeons un peu. Après les décideurs, la main d'oeuvre. L'angle migratoire semble moins polémique que l'angle de la classe ouvrière. Et puis parler de l'émigration peut à la rigueur permettre le souffle d'une indignation acceptable à la mesure de la charge émotionnelle que porte immanquablement ce phénomène humain, surtout quand on l'envisage comme ce qu'elle est, un mouvement "naturel" de l'Histoire. Envisager par contre le mouvement ouvrier est plus gênant surtout si l'on fait écho au conflit du Travail contre le Capital triomphant. Il ne s'agit pas d'opposer l'un à l'autre dans ce que je dis. Il s'agit de dire que parler de l'un sans l'autre, c'est mentir quand on prétend étudier "l'évolution de la
structure de la population active". Etudier un phénomène sur la durée est cependant intéressant. En 2 h de temps c'est déjà plus dur mais passons... Peut être pourrons nous toutefois tiquer un peu quand on agrémente la présentation d'un commentaire oral foireux sur le fait "que le système économique a eu besoin d'immigrés et n'en a plus besoin" (sic). Je ne voudrais pas toutefois surinterpréter ce que mon esprit a peut être mal compris. Mais avec cette ambiance qui fleure bon les arrières salles des congrès UMP, on peut s'attendre à tout.
Vous pensiez donc que les profs étaient dirigés par des gens qui tenaient leur matière en haute estime, étaient prêts à la défendre bec et ongles, aptes à ne pas transiger sur ses dignes méthodes et sur ses pratiques fondées, épris de mesure, de probité, capable de visions nuancées et plurielles, et amoureux de l'honnêteté intellectuelle ? Vous vous trompez. Ce sont des arrivistes, des vendus, des marchands de tapis prêt à vendre et à acheter n'importe quoi à n'importe qui pourvu que ça rentre dans la grande machine de leur carrière.
Alors maintenant on commence à comprendre ce que l'on veut nous amener à faire dire ? Allez souffler un coup, c'est pas fini, c'est à suivre...
4 commentaires:
Le coup du "le débat a déjà eu lieu" est assez classique. Maintenant il s'agit d'appliquer. Roalf.
On voit à peu près qui a débattu et on les sent bien à droite quand même... Après c'est hallucinant de caricature... Ce qu'il y a de bien c'est que chacun des thèmes peut être travaillé dans un esprit autre que béni-oui-oui... Le Progrès de la fin du XIXe conduit peut-être à 14 et c'est 14 qui met un coup dans l'aile aux envolées lyriques autour du Progrès. L'entreprise... il faut familiariser les élèves avec la culture de l'Entreprise toussa... On connaît quoi. Mais comme tu le dis, il y a justement des entreprises qui montrent la faillite morale et tout ce qu'on voudra de l'Entreprise et de l'entrepreneur... Pour ce qui est de l'immigration... pffff. La décolonisation et les effets positifs de la colonisation.
Bon il reste la shoah hein où on ne joue pas de la complexité...
Ouais, la suite j'en parlerai. Mais t'as raison, on garde une "autonomie" mais dans des cadres de plus en plus serrées, avec des horaires impossibles, des épreuves cadrées, et aussi des manuels suivistes et convenus qui, parce que ce sont des outils utiles et parce qu'on est pas toujours en train de chercher d'autres documents, influencent les pratiques des profs insidieusement.
Tout cela ne m'étonne pas une seconde. Il reste l'indépendance d'esprit des enseignants, qui peut être réduite à pas grand chose mais je ne doute pas de votre capacité à mâtiner la tambouille de droite d'un assaisonnement aigre-doux ;)
(c'est Axelle, mais je suis là incognito; je ne veux pas qu'on sache que je soutiens le corps enseignant. Trop la chouma)
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