mardi 28 février 2012

Le Front National au milieu du gué

Intéressant ce qu'il se passe au Front National.

Marine Le Pen a depuis quelques années entrepris une dynamique de "relooking" et de "dédiabolisation" du parti de son père. L'enjeu est de faire disparaître au moins publiquement, les accointances trop visibles du FN avec les traces honteuses et rédhibitoires du passé. Finies les bonnes blagues sur les camps de concentration, au placard les grosses nostalgies de l'Algérie française, place à une nouvelle éthique de la responsabilité : si le FN veut gouverner, il faut qu'il fasse peau neuve.
Le schéma serait en gros le suivant: les vieux ont eu leur temps, ils ont eu leur succès mais aussi leurs déconvenues (qu'on se rappelle des ruptures Mégret-Le Pen, du faible score de ce dernier en 2007 malgré le 21 avril 2002 qui a été suivi d'une relative traversée du désert...), ils ont surtout été incapables de faire face au phagocytage d'une grande partie de leur lexique et de leur fond de commerce par la nouvelle droite décomplexée (Guéant, Hortefeux et consorts), qui n'a de nouveau que le nom puisqu'elle aussi prend ses racines dans les carrefours idéologiques fondés dans les années 70 parmi les anciens de l'OAS, les déçus du gaullisme, les ex-collabos honteux, les traditionalistes sur le retour, les universitaires crypto-fascisants et leurs étudiants aux cheveux courts et idées rases... : tous ces réactionnaires recomposés en quête d'idées neuves qui fondèrent la matrice de biens de nos hommes politiques actuels (Occident, le GUD, le GRECE...), lesquels, s'ils turent aux moments opportuns leurs tentations xénophobes, autoritaires, racialistes et autres sympathiques penchants philosophiques, semblent retrouver une seconde jeunesse à la faveur du grand lâchage général et de l'éloignement des catégories morales posées aux lendemains de la guerre.

C'est bon ? vous avez repris votre souffle ?

Je continue.

Ainsi, prenant acte de ces recompositions, et souhaitant les accompagner, il s'agissait de susciter la grande et officielle réconciliation des droites dans un horizon de moyen terme, quand par exemple auront clamsé avec leurs porteurs tous les souvenirs des années les plus noires de la France contemporaine ( en gros 1930-1960 ). Place devait être faite à un nouveau Front, plus propre, plus clean, plus beau, plus acceptable, plus raisonnable, mature, sans acné sur les joues mais sans sang sur les mains, plus républicainement compatible, capable de transiger avec quelques vieux débats croupis qui fondaient l'identité de l'extrême droite (ex: l'IVG), mais surtout aptes à renouveler, par le biais d'une science du retournement lexical qui a toujours été l'un des apanages de l'extrême droite, les fonds structurels de sa pensée que sont, en vrac, la xénophobie, le nationalisme, le sexisme, la haine de classe (j'en passe...), les faisant passer pour des débats politiques normaux du champ politique.
Par exemple, en prétendant défendre la laïcité en pointant la menace de l'islamisation de la France, objet floue qui a l'intérêt majeur de convoquer tacitement dans l'inconscient collectif les images du bougnoule menaçant sous les traits rénovés du " jeune racaille en capuche de la banlieue" ; laquelle imagerie répulsive de nos fabuleux temps modernes dépassant d'ailleurs largement le spectre de l'extrême droite puisqu'elle s'incarne, sous des tours nuancés et parfois poétiques, jusque dans les écrits de quelques penseurs, philosophes, intellectuels, féministes se réclamant de la gauche humaniste. On peut dès lors dire que le FN a connu quelques succès intellectuels, qui ne doivent certes pas qu'au travail de Marine mais beaucoup aux talents de son père, et aussi, il faut le dire, à la droite opportuniste et dévergondée et une partie de la gauche, honteuse et "pragmatique". Révélatrices ainsi étaient les politesses, les déclarations de bonnes intentions, d'accords de principes que Guaino et Le Pen se lançaient l'autre jour à la télé.

N'étant pas spécialiste du Front National, comme il en est de nombreux dans la sphère médiatique, je ne peux m'en tenir qu'à des hypothèses et à des supputations plus ou moins hasardeuses. Je peux bien imaginer par exemple, qu'un conflit oppose schématiquement au sein du Front les Anciens et les Modernes, les premiers n'étant pas nécessairement encore tout à fait crevés et ayant même des héritiers tout nouveaux que je situerais, grosso merdo, parmi les Identitaires, crypto-fascistes etc. Bref, ça doit bouger encore du bras levé sous la blonde chevelure marinienne, surtout dans le contexte de saine et fraiche émulation idéologique que les nouvelles droites européennes sont en train de dessiner. Je tourne pour illustrer ce propos mon regard vers notre amie la Hongrie. Quant aux nouveaux, sans doute un peu de tout, mais surtout beaucoup d'adeptes du maquillage, non pas tant des militants ou des idéologues mais peut être plus des carriéristes, des ambitieux, des "lucides", des qui sont moins marqués par les catégories anciennes frontistes, allez savoir... Allez créer des catégories parmi les fachos, travail inépuisable : les bibliothèques sont remplies, il y a aussi un livre récent qui a un peu fait parler de lui.
Le travail politique de Marine a consisté, tout en perpétuant les vieux schémas, à faire tenir un ensemble rhétorique acceptable sur la façade d'un vieux et d'un nouveau fond militant qui n'a en fait rien changé, ou presque, de son fond idéologique. Ce n'est plus trop à démontrer. On pourrait se pencher sur le fond du programme régressif du FN, mais peut être une autre fois et puis d'autres s'en chargent très bien.

Il se pourrait que l'échafaudage ne soit pas si solide que cela. Il se pourrait que ça grince dans l'appareil. Ca grinçait déjà depuis un moment, la prise de pouvoir par la fille n'a pas été sans tangages, ni sans ruptures, ainsi le départ en janvier 2011 de Roger Holeindre, historique co-fondateur du FN dans les années 70 pour un groupe dirigé par le sémillant et néanmoins aryen Carl Lang, le Parti de la France, fondé en 2009, où l'on retrouve quelques frontistes en vue des années 90.

( Pour des détails sur les querelles internes à ce joli petit monde et les enjeux autour de la candidature de Marine Le Pen, je recommande la lecture de cet article tiré du passionnant blog Droite(s) Extrême(s) des journalistes du Monde, où l'on apprend plein de choses sur les ramifications de la nébuleuse extrême droite dont le sens du groupuscule n'a d'équivalent que le protestantisme au XVIIe siècle sans doute. Et puis faut dire que c'est mieux renseigné qu'ici. )

Dans un contexte plus immédiat, les récentes montées au créneau du patriarche Jean-Marie, le vénérable et respecté, sont peut être indicatives. D'abord parce qu'il s'agit de remettre un peu d'ordre dans la maison, mais aussi pour donner des gages au courant de Anciens par l'expression de la traditionnelle faconde, de quelques provocations bien senties, d'une charge matamoresque contre le sempiternel péril rouge. Et puis l'évocation répétée à deux reprises du journaliste collaborateur et fasciste Robert Brasillach.

Arrêtons nous là le temps d'une petite parenthèse qui nous permettra de saisir la nature de la position du Front National.
Brasillach, journaliste d'extrême droite notoire des années 30 et 40 (l'âge d'or du genre), plus collabo tu meurs. D'ailleurs lui aussi en est mort. Antisémite radical et violent, appelant au meurtre, prosateur assidu d'une veine pro-nazie dans la presse française d'époque, il était la vitrine intellectuelle de l'extrême droite fascisante du régime de Vichy. Ce qui, dit comme ça vous en conviendrez, commence à nous éloigner sensiblement de l'humanisme démocratique et républicain. Fusillé en 45, il n'a jamais rien regretté. Pas plus qu'il ne fût beaucoup regretté non plus notez bien, sauf peut être de quelques vieux bouquinistes nostalgiques en bord de Seine, et encore, je ne sais pas pourquoi je dis comme ça du mal de cette honorable profession.
Son évocation par Le Pen tient d'abord de la provocation destinée à faire réagir l'intelligentsia dans un réflexe pavlovien antifasciste, faire exciter la gauche sur la menace brune, c'est aussi l'empêcher de parler d'autre chose, d'ailleurs qui connait Brasillach de nos jours à part quelques intellectuels et historiens ringards ? Allumer des contre-feux c'est une manière classique de fonctionner, d'autant qu'il semblerait que les finances du Front battent un peu de l'aile, autant parler d'autre chose. Mais il s'agit aussi, on l'a dit, de donner des gages aux Anciens qui voient les dérives conformistes comme déplaisantes. C'est enfin le trait d'un Jean-Marie qui s'est toujours affiché comme iconoclaste, incontrôlable et très égotiste : cette sortie n'était à mon avis, pas vraiment prévue ni souhaitée par le staff des conseillers de campagne de sa fille. Hier matin, celle-ci déclarait assumer un certain nombre de divergences avec son père. Lesquelles ? La dépêche consultée ne le dit pas très clairement. Mais voilà qui est révélateur. La bulldozer FN ne serait en fait qu'un tracteur poussif ?


On l'aura compris, le clivage du Front passe sans doute, d'une certaine manière, entre le père et la fille. Il n'y a pas que de l'héritage entre les deux. Finalement, pour prendre un peu de recul, l'enjeu politique du FN était de maintenir la fiction d'un chef bicéphale, dont l'usage est pour l'une externe, pour l'autre interne. Mais le Janus frontiste (putain la référence) est peut être plus d'argile que de fer et comme partout, les équilibres sont choses instables, susceptibles de basculer et de se recomposer à tout moment. Il est donc certain que le résultat des élections auront une vraie importance d'un point de vue interne. Mais il est vrai que ce sera le cas pour tout le monde.

La vraie question politique est de savoir dans quelle mesure les tensions suscitées par la campagne, période pendant laquelle tout est observé par la presse et où l'exigence de respectabilité prend une importance démesurée, pèseront sur l'avenir politique du parti, tiraillé entre son histoire et sa dynamique actuelle, d'autant que la crise interne lors de l'accession au pouvoir de la blonde walkyrie a crée des faiblesses. Marine Le Pen parviendra-t-elle à se poser en seule candidate des classes populaires ? Le succès relatif du Front de Gauche et le non-débat de l'autre soir contre Mélenchon peuvent illustrer et signifier bien des choses contradictoires, cependant il se pourrait quand même que le Front National ait beaucoup à craindre d'une extrême gauche forte et entendue dans les milieux populaires. Le FN a perdu le monopole de la xénophobie et de la discrimination, s'il se met à perdre son prétendu monopole de la contestation du système et de la défense du peuple, rien ne va plus. Tout ça ne dépend, qui plus est, pas que de lui et sans vouloir jouer aux prophètes politiques, il se pourrait bien qu'il se fasse avaler par son voisin UMP en pleine mutation lui aussi.

Et si donc, le FN vivait son chant du cygne, là, au milieu du gué, prêt à se noyer, en bout de course ? Crise financière, crise structurelle et crise identitaire liée à la perte et à l'instabilité d'un fond idéologique qui ne lui appartient plus exclusivement et sur lequel bâtir une identité est paradoxalement devenu dangereux, si ce n'est inutile puisque d'autres, qui n'ont pas de problème de respectabilité à résoudre, se chargent d'appliquer ce qu'il a toujours prôné.

Je me plante peut être, mais je me suis bien amusé à me triturer le bulbe.

11 commentaires:

Le nihiliste a dit…

Quelqu'un pour me faire un petit résumé de tout ça?

Le rageux a dit…

Feignasse.

Anonyme a dit…

Moi, je me suis bien amusée à te lire! Bravo!

Anonyme a dit…

La recompositions des droites ne se fera que si l'UMP se prend une déculottée monumentale aux élections et si elle sent qu'une longue période d'opposition l'attend. L'UMP disparaîtrait et on aurait un grand partie de centre droit et une droite "populaire" avec un leadership frontiste. L'UMP en l'état n'a aucun intérêt à pactiser avec le Front National... il embrasse toutes le spectre de la droite jusqu'à l'extrême droite. C'est peut-être d'ailleurs sur cette ce constat là que se sont fondé les stratèges frontistes pour redéfinir une ligne politique et éviter de se faire bouffer par l'ogre Umpiste... C'est l'UMP qui a poussé le Front à renoncer au poujadisme et au libéralisme pour se tourner vers des mesures sociales et populaires. Du coup on comprend mieux pourquoi c'est Mélenchon qui se retrouve à se colleter avec le FN...

Le rageux a dit…

En fait l'enjeu de la grande recomposition, qui n'aura jamais lieu de façon complète peut être, c'est la catégorisation sur de nouvelles lignes, reste à définir précisément lesquelles.

Ataru a dit…

Je te sens bien optimiste...
Vu le monde aujourd'hui, n'importe qui qui se pose à la fois en xénophobe, sécuritaire, anti européen, antisystème élites tout ça, et antifinance internationale, a de beaux jours devant lui...

Le rageux a dit…

Je suis pas nécessairement optimiste, pas du tout même; en fait je pense que le FN va crever à petit feu, mais on y gagnera pas au change parce qu'un gros pôle droite-extrême droite va se constituer, une sorte de méga-droite populaire, surtout, comme dit Le bougnat, si la droite perd les élections et que les cartes sont rebattues. C'est ce que dit plus ou moins le politologue dans le dernier lien que j'ai mis.

En fait, le FN va peut être crever mais ça sera pire...

Ataru a dit…

Je ne vois pas comment une droite de gouvernement, forcément libérale et pro-européenne, pourra se recomposer avec le FN... D'autant plus que la question européenne va commencer elle aussi à diviser vraiment la droite.

Le rageux a dit…

Ben justement comme dit Le bougnat, il faudrait déjà que la droite se prenne une raclée aux élections, donc qu'elle ne soit plus au pouvoir, que la guerre des chefs et de l'identité y fasse rage, que des lignes de fractures (qui existent déjà ) se consolident. Quant à la question du "pro-européen" je pense qu'elle n'est pas un vraie problème. Déjà, le caractère européiste du RPR-UMP n'est pas si affirmée que cela, historiquement moins ancienne et moins consensuelle, pas comme au centre droit ou au PS. La nouveauté justement c'est qu'une droite de gouvernement ne sera plus nécessairement libérale et pro-européenne, ces catégories là seront à repenser. Regarde Viktor Orban, toujours vice-président du PPE au Parlement européen. L'Europe qui ne râle guère quand il s'agit d'ouvrir des camps pour les ROms ou forcer les bénéficiaires des minimas sociaux au travail, mais qui pousse des crie quand le même Orban veut reprendre la main sur sa banque centrale. Le libéralisme économique est en train de se détacher complètement des exigences du libéralisme politique, c'est ça la grande mutation de la droite en Europe. Libérale économiquement, autoritaire politiquement. Donc dans ce cadre qu'une partie, la plus "moderne", du FN soit avalée par la partie la plus "droitière" et la moins scrupuleuse de l'UMP ne me parait pas du tout inenvisageable, c'est l'objectif quasi avoué de certains de toute façon.

La question européenne sera peut être une des lignes de fracture mais ce sera le cas aussi à gauche.

Ataru a dit…

Ça l'a déjà été à gauche, entre les différents partis, mais aussi à l'intérieur du PS. Les positionnements d'un Fabius ou d'un Montebourg pour le référendum étaient probablement que des simples calculs politiques, mais ils ont eu des effets assez ravageurs sur le fonctionnement du parti...

Le rageux a dit…

Oui c'est vrai. Le PS n'était pas très sain, depuis lors on peut pas dire que ça soit bien mieux.

Mais à une autre échelle, c'est le même débat chez les Verts, fuite des gauchistes et centrisation de l'appareil.

A droite,j'ai tendance à penser que d'autres questions se grefferont là dessus, notamment le rapport à l'immigration, le discours sur l'insécurité etc.

A gauche, comme à droite, la question européenne ne créera jamais une ligne de fracture définitive et infranchissable, néanmoins elle fixe un partage durable voué à s'épaissir si l'Europe continue sa dérive ultra-libérale et coercitive comme actuellement.

Personnellement je suis devenu assez eurosceptique et la question de retrouver une véritable souveraineté populaire me parait centrale à moyen terme. Je ne dis pas que le cadre étatique est le plus approprié mais il est encore une sorte de référent. Déjà un cadre étatique avec une nouvelle constitution, sans être la panacée ça serait un appel d'air salutaire.
Même un fédéralisme ou un confédéralisme européen ne peut se construire sans penser la souveraineté populaire. Ou alors on renonce à la démocratie. Ce qui est précisément la tendance lourde de l'Europe.